Les Charentais ne sont pas vignerons mais viticulteurs. Ils travaillent la vigne, vinifient mais, surtout, distillent près de la moitié des volumes et font vieillir sous bois les eaux-de-vie qui seront vendues aux négociants. Ces derniers ensuite prolongent leur vieillissement, les assemblent et les mettent en marché à travers le monde. (Re)découvrez ce que la viticulture Charentaise a de spécifique à travers l’article de César Compadre Grand reporter au journal Sud Ouest en charge des Vins & Spiritueux, dans le hors-série « L’Incroyable saga du Cognac » édité par La Revue des Deux Mondes.
Entrée des chais de la Maison Hine, © CK Mariot Photography
La grande famille de la viticulture française – première productrice au monde, avec l’Italie – apporte dans les verres des amateurs trois types de produits : les vins dits « tranquilles » (sans bulles), comme ceux de Bordeaux, du Val de Loire ou du Languedoc ; les effervescents (champagne, crémants) ; et les eaux-de-vie.
Dans cette dernière catégorie, où l’on trouve aussi l’armagnac (Gers), le Cognac est le leader incontesté. Un vaste vignoble de 80 000 hectares – à titre de comparaison, c’est plus du double de la Bourgogne – avec plus de 230 millions de bouteilles expédiées tous les ans dans le monde entier ; et ce pour un chiffre d’affaires avoisinant quatre milliards d’euros. Ce qui place ce fleuron charentais à hauteur de la Champagne et du Bordelais, en poids économique et en tête à l’exportation. Avec essentiellement quatre grands négociants aux manettes : Hennessy, Martell, Rémy Martin et Courvoisier.
Du raisin acide
À la base de tout, se trouve du raisin, et uniquement du raisin. Sachant qu’il existe des eaux-de-vie d’autres fruits (prune…) et que la majorité des spiritueux dans le monde sont élaborés à partir de céréales ou de canne à sucre (vodka, gin, rhum…).
Dans les Charentes, le raisin est blanc, et en grande majorité de la variété Ugni blanc. Avec six zones de production différentes : Grande Champagne, Petite Champagne, Borderies, Fins Bois, Bons Bois et Bois ordinaires. Fait particulier de ce vignoble qui produit uniquement des vins à distiller : les rendements à l’hectare autorisés par l’Institut national de l’origine et de la qualité (INAO) sont très élevés. Ici plus qu’ailleurs, le raisin est une « matière première » qui sera bonifiée plus tard lors de tout le processus d’élaboration amenant à obtenir du Cognac.
Les vendanges, en septembre et octobre, sont réalisées à la machine. (D’ailleurs, un des grands fabricants mondiaux de ces engins bourrés de technologie – la société Grégoire – est installé aux portes de Cognac.) Le raisin récolté doit être acide pour fournir un vin qui se conserve bien avant la distillation. Après vinification, ce vin à faible degré d’alcool (autour de 9) sera distillé et c’est là un des grands savoir-faire locaux. Ce qui fait du Cognac un des spiritueux les plus haut de gamme de la planète.
Les viticulteurs, plus de 4 200 et qui sont parfois aussi distillateurs, vendent leur production à des négociants. Plus de 40 % des volumes distillés concernent la viticulture, le reste est effectué par des distillateurs spécialisés que l’on appelle les « bouilleurs de profession ».
Les débouchés commerciaux sont tels que les négociants se « battent » parfois pour obtenir du raisin auprès des viticulteurs fournisseurs, et ce via des contrats d’approvisionnement pluriannuels. Pour « détendre » le marché, il est prévu de planter des milliers d’hectares de vignes dans les années qui viennent. Une poli- tique d’expansion que l’on retrouve peu dans d’autres vignobles français. Le Cognac se vend bien (tiré par l’exportation) et les acteurs locaux organisent une croissance maîtrisée pour éviter les crises de surproduction d’antan.
À signaler que si le Cognac est évidemment son débouché phare, le vignoble charentais en propose d’autres : des vins classiques (rouge et blanc), du pineau des Charentes (assemblage de vin et de Cognac), des vins effervescents, du jus de raisin. Dans les périodes moins fastes pour le Cognac, le vignoble produit égale- ment du brandy, c’est-à-dire de l’eau-de-vie de vin mais sans AOC.
Alambics en cuivre
La distillation se fait dans des alambics en cuivre, souvent lustrés comme des pièces d’or. Fonctionnant essentiellement au gaz, il y en a près de 3 000 dans le vignoble. Leur utilisation se fait en deux temps. D’abord, le vin – récolté exclusivement dans la zone de l’AOC – est introduit dans une chaudière où il est porté à ébullition. Les vapeurs d’alcool qui se dégagent arrivent – via ce qui est appelé un col-de-cygne – dans un serpentin en contact avec de l’eau froide. Elles se transforment donc progressivement en liquide.
Ce premier liquide obtenu – appelé brouillis –, légèrement trouble et titrant une trentaine de degrés d’alcool, est rechargé dans la chaudière pour une seconde distillation. Après avoir enlevé les liquides de début et de fin, obtenus avec cette seconde distillation (soit les moins qualitatifs), c’est le cœur qui donnera le Cognac. En fait le meilleur.
Seau et robinet en cuivre © Christophe Mariot Le Studio Photographique
Au bout du bout, à la sortie de l’alambic, neuf litres de vin auront donné un litre d’eau-de-vie. Et c’est à ce moment-là que le Cognac devient une appellation d’origine contrôlée (AOC) ; auparavant, le vin ne l’était pas. Preuve supplémentaire que la distillation est le moment clef qui conduit l’eau-de-vie dans la galaxie des grands. Les experts identifient près de 60 arômes différents dans un grand Cognac.
Pendant la période de distillation, qui s’étale jusqu’au 31 mars de l’année suivant la récolte, les alambics tournent souvent 24 h/24, ce qui demande de veiller la nuit, si nécessaire. Impensable de se rater à ce moment-là alors que le travail de toute une année se joue. Au bout de ce processus très technique, où des règles strictes inscrites au cahier des charges de l’AOC se conjuguent au doigté et à l’expérience des distillateurs, l’alcool obtenu est blanc et titre autour de 70°. Il arrivera des années plus tard dans les verres des clients à 40°, et ce après une opération appelée « réduction » qui consiste à ajouter un peu d’eau, et surtout après un long processus de vieillissement.
Vieillissement en fûts
Après la récolte, la vinification et la distillation, place au vieillissement des eaux-de-vie. Et c’est là qu’intervient un autre savoir- faire bien charentais, celui des tonneliers. Avec le choix des bois et la manière de les travailler pour en faire des barriques et autres foudres. Nombre des plus importants tonneliers français sont ainsi installés dans les Charentes.
Ces contenants en chêne apporteront arômes, couleurs et autres saveurs. D’où ces spectaculaires chais de négociants avec des milliers de fûts empilés les uns sur les autres. La région a en stock l’équivalent de six ans de commercialisation. Leur gestion est un point clef de la réussite économique des entreprises.
Pour donner son meilleur, le Cognac doit être attendu plusieurs années. Avec des mentions qui permettent de com- prendre les étiquettes : VS (minimum deux ans d’âge pour la plus jeune eau-de-vie entrant dans l’assemblage), VSOP (quatre ans), XO (dix ans). Sachant qu’il existe aussi d’autres qualificatifs (Hors d’âge, Extra…) plus ou moins utilisés et qui ne sont pas toujours compréhensibles pour le grand public. C’est ici le vocabulaire qui est parfois « alambiqué ».
Pendant ces années de vieillissement, de l’eau-de-vie s’évapore des fûts : ce qui est appelé la « part des anges ». Elle représente une perte calculée à plus de 30 millions de bouteilles par an !
Au quotidien, les maîtres de chai dégustent et jaugent l’évolution de la qualité. Verre en main, un travail minutieux pour tenter d’obtenir le meilleur. Et ce dans des conditions optimales de sécurité car les chais, avec les émanations d’alcool, sont des sites potentiellement dangereux (feux) soumis aux normes Seveso.
Alambics, distillerie Rémy Martin, Juillac-Le-Coq, © Rémy Martin
Assemblage
Dernière étape de ce chemin vers l’excellence : l’assemblage. Le Cognac est en effet presque toujours l’assemblage d’eaux-de-vie venant de terroirs différents et d’années différentes. Comme un « nez » dans l’univers de la parfumerie, le maître de chai ira chercher dans ses stocks les eaux-de-vie qui, une fois assemblées, donneront le résultat souhaité. Un travail de composition qui fera la « signa- ture » de chaque négociant. Intensité, soyeux, finesse et persistance en bouche, tout entre en ligne de compte. L’objectif est de proposer un produit abouti et d’une grande richesse aromatique, loin de spiritueux plus insipides.
On l’aura compris, contrairement aux vins (bordeaux, bourgogne…), le Cognac n’est que rarement proposé avec un millésime sur la bouteille. Exactement comme en champagne d’ail- leurs. Autre différence, le Cognac n’évolue pas en bouteille : il conserve toute sa vie l’âge qu’il avait lors de sa mise en bouteille.